Il est des expositions qui vous tombent dessus, comme on découvre une pépite lors d’un surf hasardeux sur internet. On appelle ça la « sérendipité ». C’est ainsi qu’il y a deux jours, une amie qui s’adonne parfois à des balades virtuelles sur Google Map – oui – promène sa curiosité vers la Porte de Clichy, là où le tram dit-on arrivera bientôt, présent pour l’instant sous forme de fagots de rails et de briques entassés le long des Maréchaux. Quand soudain, comme on aperçoit en levant les yeux un graff sur une façade, elle découvre, épinglé par le célèbre point rouge de Google Map, un musée : Art42, Musée du Street Art. Magie d’internet, elle m’envoie un e-mail pour me proposer de l’y accompagner. Puis nous inscrit ensemble à l’une des deux visites. Les réservations ne se font que sur le site, en ligne. Pas d’internet, pas d’Art42. Qu’on se le dise !
Inauguré le 1er octobre 2016 lors de la Nuit Blanche à Paris, « Le premier musée d’art urbain en France » voyait affluer le soir même des centaines de visiteurs, se pressant en continu toute la nuit durant, puis les semaines qui suivirent. Je ne pris à l’époque pas part à l’effervescence. Par snobisme, je vous dirais que j’aime mieux observer les œuvres avec un peu de recul et dans un certain calme. Par honnêteté, je vous dirais que je n’en avais tout simplement pas entendu parler. Une chance finalement, car c’est une fois le rythme de croisière trouvé et l’affluence normale installée, que l’on peut vraiment comprendre tout l’intérêt et l’ambivalence de ce musée. Retour à l’expo Art42 après dissipation de l’écran de fumée.
Art42, une visite de musée 2 en 1
Croyez-moi sur parole, vous en aurez pour votre gratuité. Car non seulement vous découvrirez les œuvres des plus célèbres street artistes connus à ce jour. Mais vous découvrirez aussi, du même coup, un étonnant lieu : l’École 42.
A l’entrée du bâtiment, des portiques exigent, pour pénétrer dans l’enceinte de l’établissement, de composer un code sur une borne en présentant un badge simultanément. Les personnes qui possèdent ce sésame entendent alors leur prénom prononcé par la machine qui, selon leur sens d’arrivée, les accueille d’un « Bonjour » ou les remercie d’un « Au revoir », chaleureusement robotique. Ces personnes sont des élèves d’une école bien particulière créée en 2013, sous l’impulsion de Xavier Niel, célèbre patron autodidacte de Free, qui imagina une école de codeurs et développeurs web entièrement libre et gratuite.
Autant critiquée qu’admirée, cette école s’est construite à l’opposé des principes classiques d’évaluation et d’encadrement de l’Éducation Nationale. Sans horaires, sans professeurs – simplement des accompagnants -, les élèves se corrigent entre eux et réalisent des projets qui leur font acquérir des points et franchir des niveaux, un peu comme dans un jeu vidéo. Pas de sélection par l’argent, ici la sélection se fait uniquement au mérite. Après une première étape sur internet, les sélectionnés passent un test d’endurance in situ, aussi appelé « La piscine » : 4 semaines durant lesquelles chaque élève, livré à lui-même, devra donner le meilleur de ce qu’il sait faire. Plongeon à l’issue duquel seuls quelques uns réussiront à se démarquer. Une école de la rue ? Presque. Une école du code. Une école comme la rue : gratuite, ouverte 24h/24 et 7j/7, libre d’accès de jour comme de nuit. Ici, chaque élève n’a besoin que d’un ordinateur pour créer. Comme le street artiste n’a besoin que d’une bombe pour graffer. Et c’est ici, dans ce cadre très particulier, qu’Art42 présente ses 150 œuvres. 150 œuvres comme les 150 entreprises que Xavier Niel espère voir ses élèves créer d’ici 10 ans, pour pérenniser le financement de son école.
Mon amie et moi n’ayant ni moins de trente ans, ni badge d’entrée, ni connaissances informatiques poussées, c’est par le portique invités que nous pénétrons.
Nous sommes mardi, il est 19h, l’école grouille d’étudiants et la visite va bientôt commencer
Visite guidée oblige, c’est un jeune homme dont on imagine qu’il fait partie de l’école qui nous accueille dans cet « espace de 4242m² », précise-t-il. Mystique de la numérologie. Un visiteur pose la question à notre guide : « Pourquoi ce chiffre 42 ? ». Tout simplement en référence à un roman des années 70 célèbre dans la culture geek : H2G2, Le Guide du voyageur galactique, de Douglas Adams. Dans le roman, « 42 » est la réponse fournie par l’ordinateur à une question si ancienne que tout le monde l’ignore. « 42 » est donc une réponse à une question inconnue. Un peu comme la dernière phrase prononcée par Patrick Abitbol lors de sa mort dans le film Le Grand détournement : « Monde de merde ». Mieux vaut l’imaginer que la connaître. C’est une réponse à rien et en même temps à tout. La grande réponse au mystère de la vie ? Tapez dans la barre de recherche Google la question « the answer to life the universe and everything », le moteur de recherche vous répondra avec sa calculatrice : 42. Ici, tout fait sens.
Et tout est clin d’œil aussi. C’est ainsi que la visite commence dans le hall avec un tableau d’immeuble pixelisé, réalisé par Evol. Sorte de réplique de l’immeuble qu’on aperçoit par la fenêtre de l’autre côté du boulevard Bessières. Symbole d’uniformisation, il est à la fois fenêtre sur le monde et fenêtre d’ordinateur. C’est ici, dès l’entrée dans l’établissement, que la collection d’œuvres de Nicolas Laugero-Lasserre rencontre la collection d’élèves de Xavier Niel.
Au premier abord, on ne voit pas bien le rapport entre le geek et la street
A part deux « e » accolés, je veux dire. Et pourtant c’est surprenant de voir comme les deux univers se répondent. Au commencement, il y a pour les deux hommes le même plaisir du hacking. Hacking du système en général – et éducatif en particulier -, pour l’un. Hacking des murs de la ville, pour l’autre. Et plus on avance dans l’exposition, plus le rapprochement se fait. En effet, connus de quelques initiés, le code et le street art sont deux univers dont les fruits sont issus d’une prolifique autant qu’invisible communauté. Communauté dont l’anonymat est un principe. Le pseudonyme qu’on adopte derrière son écran d’ordinateur serait-il le même que le blaze qu’on pose sur la taule d’un RER ? Peut-être.
De plus, les graffeurs, comme les élèves de 42, sont à l’image du rat : animal emblématique du street art, aimant vivre la nuit, souvent mal-aimé et évoluant dans la saleté. Dans cette école, on incite les élèves à prendre une douche de temps à autres. Et des serviettes sèchent sur les rampes d’escalier. Zuckerberg is the new Banksy ? Pourquoi pas. Si l’on considère comme Xavier de la Porte que Facebook est peut-être la première œuvre d’art numérique participative.
D’un côté, on observe des élèves immergés dans un espace clos, sans vraiment de règles explicites. De l’autre, on imagine des street artistes évoluant dans un espace ouvert, régi par des règles implicites. Ils appartiennent chacun à un univers ultra codé. Et la proximité des uns et des autres sous ce même toit semble apporter de la liberté au cadre et du cadre à la liberté. Une cohabitation à la fois sereine et électrique. Évidente et contre-nature. Comme un fonctionnement en miroir que le Diamantaire aurait fabriqué.
« Non-initié friendly », l’histoire de chaque œuvre nous est restituée
On avance, on grimpe les étages au milieu d’œuvres confidentielles et de grands noms incontournables, français comme étrangers : Invader, Banksy, JR, Jacques Villeglé, Jeff Aérosol… Dans les espaces de travail que nous traversons – aussi appelés « clusters » -, les pochoirs de Pimax côtoient des Mac en ligne. Et sur les écrans qu’on aperçoit en passant par dessus des épaules, les lignes de code prennent la forme d’œuvres d’art en construction. Le street art et ses évolutions plus larges – collages, pochoirs, sculptures – se fondent dans le décor. Il est partout présent : sur les murs, dehors, dedans, au sol, dans les escaliers, les couloirs, les salles de travail et de pause. Si bien qu’arrive un moment où on ne sait plus ce qui fait partie de l’exposition et ce qui fait partie de l’école. Les consignes de vie en communauté se mêlent aux œuvres. L’ascenseur, emprunté par un visiteur, est une petite boîte de nuit avec des spots et de la musique à l’intérieur.
Depuis le gentiment sulfureux scandale de la fessée – où l’on pouvait apercevoir un co-fondateur de l’école administrer une fessée à une jeune femme de toute évidence consentante, que les âmes sensibles se rassurent -, on savait à quoi ressemblait l’amphithéâtre. Mais hélas on ne le visitera pas, aucune œuvre n’y étant accrochée. Dans les pas de notre guide, nous découvrons une cantine, un espace extérieur de musculation à la présence ironique, tant on a en tête l’image du geek au teint pâlot et au physique frêle. Tel le Pokemon, le geek serait-il en train d’évoluer ?
Comme dans le street art, l’univers est très masculin, on dénombre dans l’école peu de filles. On le sait justement parce qu’on les remarque. D’ailleurs on ne ressent pas ici cette atmosphère de drague propre aux bonnes vieilles écoles mixtes généralistes, où les hormones influent sur le moindre échange humain. Similitude oblige : la collection d’Art42 ne présente que quelques messages romantico-suranés de Madame. Madame dont le pseudonyme est souligné d’une moustache. Madame Monsieur, donc.
Une cohabitation aussi inspirante qu’étrange
Traversant cet espace à la fois dépersonnalisé et intime, nous sommes traversés nous-même par une appréhension légère : celle de déranger. Par sa démarche, le collectionneur Nicolas Laugero-Lasserre propose d’offrir une visibilité au street art, une légitimité artistique. De donner à comprendre, en le mettant en lumière, un objet de l’ombre par excellence. Pour ne pas dire de la nuit. De la même manière qu’en acceptant ce projet, Xavier Niel donne à voir à qui le désire ses apprentis codeurs, travaillant dans une indifférence totale à la présence des visiteurs.
Et soudain il y a cette interrogation qui revient, celle qu’on se pose à propos du street art à chaque fois qu’on le retrouve enfermé quelque part. Parce qu’on imagine qu’une œuvre de street art, dans toute la liberté et la mégalomanie qu’elle exprime, ne cherche pas à être simplement exposée. Elle veut être surexposée. Non seulement vue par tous, mais aussi photographiée, partagée, diffusée. Or, peut-on rayonner sous les néons, dans un parcours balisé ? L’œuvre d’un street artiste dans un espace privé, est-ce que ce ne serait pas un peu comme un site internet accessible dans un seul pays ? Est-ce que Roti à l’École 42, ce ne serait pas un peu Facebook qu’on ne trouverait plus qu’aux États-Unis ?
L’ambivalence du projet est totale : enfermer la street dans le geek. Parler de la vie au milieu de jeunes gens qui n’en ont pas – ou disons peu. Être entouré d’art réalisé « IRL » quand on est plongé dans la création virtuelle. L’humain n’est décidément pas à une contradiction près. Et c’est ce qui en fait sans doute aussi la beauté. A l’École 42, où les antagoniques chiffres 0 et 1 forment un langage, les singeries oisives du Monkey Bird Crew semblent unir les deux pôles d’une humanité complexe.
L’idée me traverse : et si j’avais pris un billet pour le Geek Tour ?
Avant de pénétrer dans le troisième « cluster » – le dernier que nous parcourrons -, le guide nous informe que celui-ci est entièrement silencieux et que si l’un des visiteurs porte la voix un peu trop haut, alors tous les ordinateurs se bloqueront. Déambulant dans les allées de Mac, les yeux levés sur les murs, en même temps que le niveau sonore, la concentration baisse. Perdue dans mes pensées je me laisse aller à tout un tas de questions existentialo-philosophiques : Sacrifier quelques œuvres pour la compréhension du street art en vaut-il vraiment la peine ? La liberté portée par la beauté du geste gratuit, ne se perd-elle pas quand au bout il y a un acheteur et de la monnaie ? Visiter un zoo, est-ce une démarche pédagogique pour les enfants, ou un risque de les laisser à jamais ignorants de la complexité du vivant dans son écosystème global et ses équilibres fragiles ? Vous n’êtes pas obligé de répondre.
Avant de redescendre on remarque la présence d’un chat dont l’indice principal de son existence réside dans un bol rose, avec quelques croquettes dedans. Oui, un chat mascotte déambule ici quelque part, nous confirme notre guide. Inscrit sur Twitter sous le pseudonyme @norminet, il veille sur ses petits rats qui le mettent en scène et le tagguent quand il l’aperçoivent – aucun ne le graff, Dieu merci. Présence animale rassurante, intermittente, signe d’une vie presque normale… La visite touche alors à sa fin. Nous redescendons les étages et nous retrouvons à l’entrée où tout à commencé. Et retombons sur ce grand panneau de Rero sur lequel est écrit, dans sa célèbre police Verdana, barrée : « System has failed ». Premier et dernier clin d’oeil d’une exposition questionnant liberté et enfermement, réalité et virtuel, anormalité et norme.
Dans le hall, face à nous, trône cette statue qui nous accueillait tout à l’heure, également signée de Rero. Il s’agit d’une sculpture d’un buste de Louis XVI, dont le haut du visage semble en train de se télécharger. Sur la partie haute du visage encore inexistant on peut lire le mot « Loading », lui aussi barré. Une sculpture à l’interprétation double, métaphore parfaite du Musée Art42 et de cette école hors norme, dont on se demande in fine si c’est un vieux monde qui s’effondre, ou un totalitarisme qui naît.
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