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Nietzsche, l’insaisissable

Agitateur des âmes les plus rétives à la tiédeur d’une pensée prémâchée, le philosophe visionnaire et sans concessions Friedrich Nietzsche (Nietzsche, pour les intimes) continue d’enflammer les cœurs les plus guerriers. Voyons, à travers le cas de Julien Rochedy, pourquoi il est important de ne ranger cette philosophie dans aucun camp idéologique et pourquoi toute volonté d’accaparement est délétère à l’œuvre du plus atypique des penseurs.

Depuis la réappropriation par Adolf Hitler du concept de « surhomme », le philosophe Friedrich Nietzsche n’a de cesse d’être repris par les courants divers, dont ceux de la droite comme de l’extrême droite, afin de galvaniser la jeunesse ou de raffermir des positions controversées, à l’appui d’une pensée puissante et vindicative. Même malgré les critiques quant à l’influence, après la mort du philosophe, de sa soeur, proche du nazisme, rien ne retient ses adorateurs de ce bord d’en revendiquer la parole.

Il en va ainsi de Julien Rochedy, ancien responsable du Front National de la Jeunesse. Ayant aujourd’hui pris ses distances avec le Rassemblement National, il est notamment le créateur de l’école Major, un espace de formation dit « masculiniste » qu’il introduit sur son site par une citation de Friedrich Nietzsche : « Il se forme une classe d’esclaves, veillons à ce qu’il se forme aussi une noblesse ». Influenceur reconnu d’une sphère de droite française, souverainiste, catholique et nationaliste, ayant intégré une partie des valeurs de l’extrême droite, il est également l’auteur de plusieurs livres sur le philosophe prussien, dont son dernier opus « Nietzsche l’actuel ». Sur sa chaîne Youtube, il réalise notamment des vidéos de vulgarisation sous forme de petites conférences, dont récemment l’une d’elle a attiré mon attention.

Après visionnage de ce long contenu, pour qui a lu Nietzsche et ne se positionne pas spécifiquement dans le camp idéologique de Julien Rochedy, un sentiment de malaise vous gagne. En effet, cet homme ne semble intéressé par Nietzsche que pour légitimer sa position de souverainiste. Il renforce ainsi la grandeur de sa position en comparant la puissance des rois de France à l’aristocratie romaine, chère au philosophe.

« On peut être conservateur sans nier que les déserts bougent »

Quelle aubaine, se dit-on, a-t-il su saisir, en s’attribuant un allié de taille, afin de nourrir sa critique récurrente de ceux qu’il appelle les « gauchistes ». A ce sujet, on voit déjà l’imprécision de la pensée de cet homme qui met tout dans le même panier, au mépris de la définition des mots comme de leur évolution dans l’Histoire, condition pourtant sine qua non à toute pensée structurée. Et plus on avance dans la vidéo, plus on se rend compte que, bien loin de l’idée du « surhomme », Julien Rochedy semble, au contraire, étouffé par le ressentiment que dénonçait son maître à penser. Car on peut être conservateur sans nier que les déserts bougent. Et les forts de l’époque de Nietzsche ne sont peut-être pas les mêmes aujourd’hui…

Par exemple, vous pouvez lire Nietzsche aujourd’hui et penser que les rois n’étaient pas forts (rois qui, soit dit en passant, ne vivaient que d’impôts, impôts que par ailleurs Julien Rochedy dénonce quant ils sont prélevés par la gauche). Vous pouvez penser, au contraire, que les rois étaient faibles et consanguins, et ne devaient leur salut qu’à l’appui de l’Église qui, grâce à la « morale d’esclaves » qu’elle enseignait aux moins lotis, maintenait sous le joug des rois les vraies forces productives (ouvriers, artisans et agriculteurs). On peut penser que la royauté était l’expression, non pas de la grandeur, mais de la possession des richesses par quelques non méritants. Ou encore, que les seules réalisations monumentales de l’aristocratie ne sont que l’expression de l’exploitation du génie des hommes et des femmes que les rois faisaient et défaisaient, tout en les maintenant dans la terreur et la misère.

Vous pouvez lire Nietzsche et penser que le philosophe, qui condamnait hier l’anarchie, la soutiendrait peut-être aujourd’hui, en ce sens qu’elle attaque frontalement une certaine bourgeoisie de gauche bien installée, que Nietzsche tenait en horreur, incarnée aujourd’hui par les tenants de la sociale démocratie. Ou bien, plus subversif encore, dans un tout autre extrême, vous pouvez lire Nietzsche et lire dans ce que certains nomment « le grand remplacement », l’avènement légitime de la puissance d’un peuple guerrier, celui des tenants de l’islam radical, plus déterminé que les autres à régner sur un Occident en déliquescence.

Toutes ces interprétations sonneraient à la fois justes dans votre coeur, selon votre sensibilité, mais seraient fausses dans l’optique d’une interprétation de Nietzsche.

« L’avènement d’un « surhomme » qui porterait en lui une nouvelle religion »

Notons que, bien loin d’être l’apanage d’un camp, Nietzsche fut également revendiqué dans les années 70 par un certain courant d’extrême gauche et, plus récemment, par le courant souverainiste de gauche de Michel Onfray, dans son versant hédoniste. Néanmoins, la grande malhonnêteté intellectuelle de la vidéo de Julien Rochedy réside dans sa volonté d’interpréter Nietzsche à la faveur d’un dogme que ce dernier exécrait sans équivoque. Car Nietzsche rêvait de l’avènement d’un « surhomme » qui porterait en lui une nouvelle religion. C’est pourquoi, interpréter sa plus grande diatribe contre le christianisme pour tenter de maintenir le christianisme lui-même, relève de la pure escroquerie.

Nietzsche, en bon philosophe de combat, doit justement nous permettre de démasquer la volonté d’un Julien Rochedy de faire une tambouille avec son christianisme, tout comme les juifs firent leur tambouille avec Javeh, comme le philosophe le dénonçait dans « L’Antéchrist » : « Le dieu ancien ne pouvait plus rien de ce qu’il avait pu jadis. On aurait dû l’abandonner. Qu’arriva-t-il ? On transforma, on dénatura, la notion de Dieu : c’est à ce prix-là que l’on put le garder ». Si Julien Rochedy n’a pas l’imagination nécessaire pour dépasser le christianisme, qu’il le dise ! Et qu’il s’incline avec un peu d’humilité devant la critique virulente de Nietzsche, qui porta la plus grande attaque contre l’Église catholique, en dénonçant tout le mal que l’établissement de cette religion fit à l’Occident et aux Hommes forts.

« Prenons garde à ne pas prendre Nietzsche pour Dieu »

Aussi vrai que Julien Rochedy n’est pas un apôtre (apôtres que Nietzsche critiqua par ailleurs avec véhémence, pour avoir trahi la parole de Jésus), prenons garde à ne pas prendre Nietzsche pour Dieu. Car ce serait l’erreur ultime qui prouverait que nous n’avons rien compris à sa philosophie. L’enseignement de son célèbre livre « Ainsi parlait Zarathoustra » intime à l’Homme d’être un pont et non un but, de vouloir périr par le mouvement, de porter en lui le chaos et de chérir la connaissance, afin qu’advienne enfin sur Terre le « surhumain ». Et le philosophe prédicateur de nous mettre, nous, ainsi que Julien Rochedy, en garde :

« Malheur ! Les temps sont proches du plus méprisable des hommes, qui ne sait plus se mépriser lui-même.

Voici ! Je vous montre le dernier homme.

« Amour ? Création ? Désir ? Étoile ? Qu’est cela ? » – Ainsi demande le dernier homme et il cligne de l’œil. »

S’accaparer Nietzsche est plus qu’une erreur, c’est une trahison. Car le créateur du concept de l’ « éternel retour » nous invite, au contraire, à nous tenir éloigné des valeurs anciennes, dans lesquelles des hommes comme Julien Rochedy et ses compères conservateurs (tout comme leurs ennemis déclarés, les progressistes) veulent nous maintenir. Sachons, au contraire, penser « par-delà le bien et le mal », à rebours de la pensée actuelle. Dans sa volonté de revendiquer pour son camp politique un héritage que tout le monde se dispute, Julien Rochedy essaye a tout prix de faire entrer un carré dans un rond. Lisez Nietzsche, aimez-le, détestez-le, mais ne laissez personne vous en donner une interprétation sans faire usage de votre esprit critique.

« La nouvelle Ecriture sainte ? »

Nietzsche est avant tout une rencontre personnelle, un compagnon de route pour qui emprunte les chemins escarpés de la libre pensée, face à l’adversité. C’est peut-être d’ailleurs la raison pour laquelle son dernier livre s’intitule « Ecce homo », comprenez « voici l’homme », citation extraite de la Bible. Peut-être était-ce une manière de nous dire qu’il voulait offrir au monde par ce livre, tel un prophète de son temps, la nouvelle Ecriture sainte ? Une parole qui traverse les époques et dont on s’abreuve tout au long de sa vie, qui nous invite à ne pas succomber à la paresse intellectuelle et à faire grandir notre royaume intérieur, loin des gourous qui voudraient régir nos vies et nous dire comment penser. Telle était aussi la volonté de Jésus, premier et dernier chrétien selon Nietzsche.

Nietzsche ne peut être le philosophe d’aucun présent, si ce n’est celui de l’intimité de notre cœur. Il est le philosophe de l’inconnu. Il est, par essence, le philosophe du dépassement et c’est vers celui-ci qu’il nous invite à tendre, avec ardeur et détermination, tandis qu’il contemple avec amusement ses disciples de toute sa hauteur…

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